Le parcours d’Ibn Sahl

Le parcours d’Ibn Sahl:
exil et esprit de fin d’époque arabo-andalouse*

Juan Palao, Université de Saint-Jacques de Compostelle (USC).
Séminaire Al-Andalus-Hispaniae

Permettez-moi tout d’abord de remercier Mme Amaia Arizaleta et M. Philippe Sénac pour m’avoir invité à ce séminaire et offert la possibilité de présenter ma recherche. Mon propos s’inscrit dans la continuité et à la suite d’un long enchevêtrement de discours qui brodent sur l’identité, ou plutôt la pluralité identitaire d’Ibrāhīm Ibn Sahl. Ce poète est né à Séville sous domination des Almohades autour de 610 (= 1213-4) (Abbās 1980: 12), et meurt probablement en 643 (= 1245-6), lors d’un naufrage près de Ceuta, quand il voyageait vers Tunis et la cour des Hafsides (López y López 2007: 112, 116, 117; Elinson 2008: 95 ; pour d’autres dates moins plausibles de décès, surtout 649 (= 1251), voir infra, et la bibliographie sur Ibn Sahl in Heijkoop et Zwartjes 2004: 154 sqq.). Ibn Sahl fait partie de la tradition des dissidents, des personnages de la littérature universelle qui échappent délibérément des identités étroites ou exclusives. Son intelligence et sa sensibilité poétique lui permettent de s’inscrire pleinement dans la robuste lignée des poètes arabes de son époque, au point d’accéder très jeune au statut privilégié de poète de cour et secrétaire d’Ibn Ḫalāṣ, un marchand Sévillan provenant de Valence qui devient un brillant et riche gouverneur de Ceuta, la ville où s’installe progressivement l’élite sévillane à l’approche de l’avancée chrétienne, pour constituer une nouvelle élite à part et socialement avantagée, malgré leur condition d’exilés (Valencia 2006: 35-6 ; Kaptein 1993: 94 ; Mosquera Merino 2002: 80). Mais Ibn Sahl évite jusqu’à sa mort prématurée de se reposer sur ses acquis, d’ancrer définitivement ses répères hétérodoxes et plier ses ailes de poète libre. Son parcours d’exil, forcé par l’Histoire, se déroule sur l’espace géographique, dans trois phases successives à Séville, Ménorque et Ceuta, étant la première la plus importante (Qūbaa 1985: 24), et, simultanément, sur l’espace identitaire, qui est aussi confessionnel et spirituel. C’est de ce parcours identitaire dont je vais traiter ici, après un bref rappel de l’ambiance de fin d’époque qui marque la vie d’Ibn Sahl.

Les «Andalusīyūn» («Andalous» musulmans du Moyen Âge) vivent dans l’imminence du cataclysme qui, de la bataille de Las Navas de Tolosa jusqu’à la prise de Séville en 1248 et, au-delà, Arcos et d’autres places de la vallée du Guadalquivir, s’étend sur le coeur même du territoire qu’avait constitué l’al-Andalus depuis sa conquête au II/VIIIème siècle. La victoire énorme sur les Almohades en 609 (= 1212), au nord de la province de Jaen, qui, malgré les possibles exagérations en termes de chiffres de morts des historiens arabes, avait décimé des dizaines, voire des centaines de milliers de combattants dans les files des Almohades (Simonet 1867: 21), supposait déjà un changement de l’équilibre de forces entre Chrétiens et Musulmans, mais pas encore la fatale domination des troupes castillanes dans les villes de la vallée, même si à posteriori elle serait considérée «la raison de la destruction d’al-Andalus jusqu’à aujourd’hui», comme écrit l’historien Ibn Iḏārī au début du VIII/XIVème s. dans al-Bayān al-muġrib (cf. Abbās 1980: 9 ; Bosch Vilá 1988: 170). Il fallait aussi que les Almohades s’entre-déchirent. La division du pouvoir musulman entre ennemis de la même famille après la mort du calife Almohade Abū Yaqūb Yūsuf II, dit al-Mustanṣir, en 620 (= 1224), est clairement un facteur aussi déterminant que la supériorité militaire et la vigueur spirituelle des Chrétiens, parmi les causes de l’écroulement assez rapide de la société arabo-andalouse (cf. Viguera 2000: 58). Après une période relativement calme durant le califat de Yūsuf al-Mustanṣir (g. 610/1213 – 620/1224), l’offensive chrétienne reprend avec des forces et une confiance redoublées. Le successeur d’al-Mustanṣir, son fils Abd al-Wāḥid, fut nommé à Marrakech, mais les Almohades d’al-Andalus se rebellèrent, puis firent allégeance dans la ville de Murcie à un calife différent de celui de Marrakech, un frère de Yūsuf II, Abū Muḥammad, connu comme al-Ādil, en 621 (= 1224). Peu de temps après, les Almohades de Marrakech éliminèrent le malheureux Abd al-Wāḥid et reconnurent l’autorité de son oncle al-Ādil. Mais bientôt, un troisième Almohade, le gouverneur de Séville, qui dans un premier temps avait reconnu l’autorité d’al-Ādil, se proclama calife à Cordoue, Abd Allāh al-Bayyāsī. Ce dernier se cantonna à Baeza et s’allia avec les Chrétiens et avec son frère Abū Zayd, gouverneur de Valence, pour contrôler la partie nord-orientale de l’Andalousie, devenant les deux frères vassaux de Ferdinand III, qui, profitant de la confusion politique, envoya ses troupes léonnaises pour punir sévèrement et piller la campagne sévillane. La faiblesse de la ville permit même à al-Bayyāsī de forcer la population de celle-ci à reconnaître son autorité. Mais la situation se renversa en 622 (= 1226) avec la défaite d’al-Bayyāsī à Aznalcázar par le nouveau gouverneur de Séville, le futur al-Ma’mūn, frère d’al-Ādil et de Yūsuf II. Celui-ci avait réussi à éliminer son adversaire, non sans difficultés et ayant recours lui aussi à des soldats chrétiens, et al-Ādil, depuis Marrakech, croyait contrôler à nouveau la Péninsule, mais les trahisons continuaient, et ce dernier fut assassiné à son tour en 624 (= 1227). À Marrakech fut proclamé calife Yaḥyā b. Muḥammad, connu comme al-Mutaṣim, un autre jeune frère de seize ans de Yūsuf II, qui dura jusqu’à l’an 633 (= 1235). Mais déjà, peu avant, en 624 (= 1227), s’était proclamé aussi calife des Almohades le victorieux gouverneur de Séville Idrīs I, connu comme Abū l-Alā, avec pour titre al-Ma’mūn, qui répudia la doctrine almohade, proclama que Jésus était le vrai Mahdi, et, en 625 (= 1228), traversa le détroit de Gibraltar pour s’emparer du pouvoir à Marrakech. Suivit alors une guerre civile contre son jeune frère al-Mutaṣim qui se prolongea jusqu’à la mort d’al-Ma’mūn en 630 (= 1232). Ses fils Abd al-Wāḥid, dit al-Rašīd (g. 633/1235 – 640/1242) et Alī Abū l-Ḥasan, dit al-Saīd (g. 640/1242 – 646/1248), et son neveu Umar, dit al-Murtaḍā (g. 646/1248 – 665/1266) tentèrent d’asseoir leur pouvoir et réunifier l’empire, mais sans grand succès (Bosworth 2004: 39 ; Reilly 1993: 137 ; Bosch Vilá 1988: 170-6).

La population andalouse n’acceptait pas passivement cette destinée calamiteuse, comme le prouve le soutien des habitants des villes et campagnes au chef messianique Abū Abd Allāh M. b. Yūsuf Ibn Hūd, champion du sentiment populaire anti-amohade et aussi violent que ses adversaires, qui, en 625 (= 1228), partant des montagnes de Murcie, réussit à s’emparer d’une bonne partie de la vallée du Guadalquivir et retenir pendant dix ans un hasardeux pouvoir, jusqu’à sa mort violente en 635 (= 1238). Il s’appuyait probablement sur un «sentiment chaleureux et vif d’indépendance, et d’unité andalusīya, malgré la division politique», qui était apparu au V/XIème s. des premières Taifas ; ce sentiment était le reflet d’un conflit aux racines économiques et racistes entre une population ethniquement diverse et mélangée de Musulmans «andalous» dirigés par les familles Arabes, face aux populations de Berbères moins islamisés et arabisés, mais plus soudés par les liens de sang (cf. Soulami et Benaboud 1994: 158 ; Pérès 1953). Il se renforça d’autant plus contre les Almohades en pleine autodestruction. «Les Unitaires, ces Nord-Africains de l’Atlas,», écrit sans ambages l’historien Jacinto Bosch Vilá (1988: 177), «étaient, qu’on le veuille ou non, des gens étrangers à l'[être] arabo-andalou, non seulement à cause de la langue, les langues berbères, mais aussi par leur façon de s’habiller, et certains de leurs us et coutumes» (cf. Charnay 1980: 29). S’appuyant sur cette polarisation, mais surtout, en proclamant son allégeance au calife Abbaside de Bagdad, Ibn Hūd chercha à culminer un processus de réorientation, ou de réorientalisation plutôt, de la société arabo-andalouse, et, ce faisant, une réintégration spirituelle et politique, un idéal utopique, selon les mots de Pierre Guichard (1993: 156), de retour aux racines essentielles de sa civilisation, dont nous percevons les échos aussi dans les tendances au classicisme de la poésie et du soufisme.

Simultanément, en menant une politique de légitimation par pactes avec le roi de Castille, Ibn Hūd arriva même à contrôler la ville de Séville et sa riche campagne, plaçant son frère Abū Nağā’ Sālim comme gouverneur en 626 (= 1229) et jusqu’à l’an 631 (= 1233-4), puis, après une paranthèse de quelques mois de contrôle autonome par les notables de la ville et ses rivaux, entre 631 (= 1233-4) et 635 (= 1238). Mais la survie des institutions musulmanes sur cette région ne semblait avoir d’horizon incertain que dans le cadre d’un bon pacte de vassalité où les Musulmans pairaient leur liberté aux rois chrétiens sous forme de tributs, non dans l’indépendance politique. Ainsi, les guerres entre Almohades, entre ceux-ci et Ibn Hūd et ses propres guerriers supplétifs chrétiens, puis l’émergence en 629 (= 1232) d’un nouveau chef rival, Ibn al-Aḥmar, qui fondera le royaume des Nasrides en collaborant avec l’habile et intelligent Ferdinand III contre Ibn Hūd, puis contre les Almohades, notamment dans les razzias qui durant l’an 643 (= 1246) préparèrent le siège de Séville, expliquent mieux que d’autres facteurs le rapide succès des troupes chrétiennes et leur détermination pour parachever la conquête. La difficile lutte dans les places fortes de Jaen, qui dura une longue vingtaine d’années, depuis 1224 jusqu’à la prise de Jaen en 1246, et pendant laquelle le roi eut recours aux ordres militaires chrétiennes (p. ex. Orden de Calatrava, Orden de Santiago), et au haut clergé d’évêques et archevêques, afin de pouvoir maintenir l’énorme effort de guerre, s’accompagna par une conquête beaucoup plus rapide, en à peine six mois, de la ville de Cordoue, qui tombe en 1236 sans combats. Ibn Hūd, très affaibli par ses revers face à Ibn al-Aḥmar, renonça à défendre cette ville importante, la deuxième plus grande après Séville, et elle fut abandonnée par ses habitants musulmans avant même l’arrivée définitive des populations de colons, des Chrétiens provenant du Nord et de Castille (González 1998: 10 sqq. ; Vallvé 1999: 277). Après la mort d’Ibn Hūd (m. 635/1238), Séville se plaça à nouveau sous autorité nominale almohade, mais elle était plus que jamais livrée à elle-même et à la capacité de résistance de son élite, constituée principalement de familles nobles arabes ne comptant pas toujours avec l’appui de la population. Par ailleurs, cette même année 1238, le roi d’Aragon Jaime I le Conquérant culmina quasiment la «reconquête» de l’Est d’al-Andalus par la reprise de la ville de Valence.

La fragmentation des territoires, le pragmatisme aveugle des chefs, les événements violents, ainsi que les guerres et incessants pillages, épuisaient inéxorablement les campagnes agricoles et transformaient les villes en espaces dégradés par l’affluence massive de réfugiés, l’insécurité urbaine et la prolifération des symptômes de crise économique, religieuse et culturelle. Or une société comme l’arabo-andalouse ne pouvait articuler son propre esprit de fin d’époque que dans les paramètres culturels bien construits depuis que l’imaginaire collectif arabo-andalou avait affronté, par le passé, l’expérience de l’anarchie violente et de la destruction (Elinson 2008: 79 sqq.). Le précédent le plus important remonte, encore une fois, au V/XIème s. des premières Taifas, et notamment les massacres durant la Fitna qui mit fin au califat des Omayyades dès l’an 1013 à Cordoue. C’est cette mémoire des souffrances provoquées par les luttes et le déplacement de grands groupes humains fuyant les persécutions qui donnera corps aux expériences d’exil postérieures arabes et juives (cf. Alfonso 2004: 31-2). Ce n’est pas seulement invoquer une quelconque fatalité qui soutiendrait que cette culture arabo-andalouse ne pouvait que reproduire les malheurs du passé et les projeter dans son présent, mais, plutôt, réaliser, sans avoir des œillères orientalistes, qu’elle était éminemment structurée sur des valeurs chevaleresques enracinées dans la culture arabe, et qui imposaient une certaine attitude de résignation lucide ou résistance noble face aux victoires des ennemis, les seigneurs et guerriers chrétiens, indissociable en outre d’un orgueil d’ordre juridico-religieux propre de la mystique de la légalité islamique, alors en plein essor, qui n’encourageait point la permanence de Musulmans sous la Croix. Naturellement, l’exil dépendait surtout du marge de manoeuvre pour se réfugier en terre d’islam qu’otorguait un statut social élevé. Les paysans et simples sujets musulmans ne pouvaient souvent que fuir au dernier moment ou se soumettre à un nouveau seigneur chrétien, dans le meilleur des cas sous un arrangement collectif, puisque cette décision de capitulation n’était pas individuelle, et dans les autres cas réduits en esclavage. L’élite sociale et culturelle, aux sentiments mitigés entre la résistance ou l’exil bien préparé, ménagea la chèvre et le chou tout au long de cette période, protégeant les deux options, partageant par exemple les familles (p. ex. les Banū Ḫaldūn) entre les deux rives du détroit, et produisant au même temps un discours de Jihad et une justification à posteriori de l’exil moyennant l’énumération tragique des villes perdues, à défaut d’avoir réellement défendu les villes mêmes, et au grand dam de ses habitants musulmans expulsés. Les populations musulmanes abandonnèrent plus rapidement au XIIIème s. qu’auparavant les campagnes et villes prises au nom du roi de Castille en Andalousie bétique, soit en s’installant dans le royaume de Grenade, soit en traversant le détroit de Gibraltar. La révolte des Mudéjares des villages et hameaux de la campagne de Cordoue en 1264 et 1265 prouverait en effet l’impossibilité de leur assimilation lente et pacifique (cf. González 1998: 53; Valencia 1992: 325).

La mort d’Ibn Sahl a lieu en 643 (= 1245-6) lorsque le bateau flambant neuf sur lequel il se dirige vers Tunis avec le fils d’Ibn Ḫalāṣ et une délégation diplomatique auprès de l’émir Hafside Abū Zakarīyā Yaḥyā coule dans une tempête peu après le départ de Ceuta, sans laisser des survivants, comme l’indique Ibn Iḏārī dans al-Bayān al-muġrib (partie [sur] les Almohades, p. 378), soit environ trois ans avant la reddition de Séville en 1248, début de 1249, mais le poète écrit déjà en 640 (=1242) un poème sur la défense de la ville par les Arabes, composé à pétition du gouverneur sous autorité des Almohades al-Sayyid Abū Abd Allāh b. al-Sayyid Abū Imrān Ibn Amīra, d’une très bonne facture, qui regorge d’éléments classiques de la poésie de guerre (Abbās 1980: 140-2 ; Garulo 1996: 26, 252-9). Alexander E. Elinson (2008: 95) souligne à juste titre comment «Ibn Sahl manipule la nature duelle de l’imagerie de l’eau et montre que l’eau peut amener la mort (larmes, eau salée), mais qu’au même temps elle est aussi une nécessité pour rénover et perpétuer la vie (eau fraîche). L’eau saumâtre, trouble et donc inutile de ce monde peut être échangée pour celle de source vive du suivant, mais cet échange peut seulement se produire à travers le jihad. À travers l’action, les larmes peuvent se transformer en eau fraîche, et la mort en vie […]». Voici une traduction des dix premiers vers du total de trente qu’en comporte la pièce (en mètre kāmil, rime en –ri):

«1.-[Avancez] en groupe puisque le succès final est garanti ;
il est le pouvoir en ce monde et l’obtention de la résurrection.
2.- L’effort [ğihād] vous a convoqué pour une victoire cachée
qui se montre brillante pour vous entre les chevaux de race amincis.

3.- Laissez vos douars pour la demeure éternelle et montez
sur des tourbillons de poussière jusqu’au paradis tout de vert.
4.- Acceptez [de boire] les eaux troubles, [car] dans le voyage
vous étancherez votre soif avec l’eau d’une source jamais salie.

5.- Précipitez-vous dans la mer aux eaux saumâtres puisque
par ce chemin vous tomberez dans le cours d’eau du Kawṯar.
6.- Supportez la chaleur extrême de midi puisque [ce sera]
une ombre pour vous le jour de la grande résurrection.

7.- Ô vous les Arabes ! Vous qui avez hérité
les élans de la ferveur, du plus grand jusqu’au plus grand,
8.- Certainement Dieu a déjà acheté vos âmes :
vendez-vous, la rétribution de l’acheteur vous satisfaira.

9.- Vous méritez la victoire de la religion de votre Prophète
car c’est par vous qu’elle fut favorisée par le passé.
10.- Vous avez bâti son fondement, consolidez donc
cet édifice avec toutes les lances rouges [de sang].»

Le compromis de l’élite que nous avons évoqué est donc patent aussi dans la production poétique d’Ibn Sahl. Ses panégyriques vantant le courage, la détermination au combat et la beauté de divers chefs militaires ou politiques, avant et après abandonner Séville pour Ceuta autour de l’an 635 (= 1238), s’adressent pour la plupart au gouverneur de Ceuta Ibn Ḫalāṣ. Mais cette traversée n’est pas une rupture avec sa patrie, puisqu’il continue à écrire des poèmes pour l’homme le plus puissant de Séville, Abū Amr Ibn al-Ğadd, au moins jusqu’à l’an 641 (= 1243-4), et une de ses dernières compositions s’adresse au Hafside Abū Fāris, quand celui-ci fit escale à Ceuta en 643 (= 1245-6) pour aller à Séville et prendre possession formelle du gouvernement de la ville au nom de son oncle, l’émir Abū Zakarīyā Yaḥyā, qui gouverne à Tunis de 625 à 647 (1228 à 1249) (López y López 2007: 111-2). Voici les dix premiers vers du total de quarante-six de cette pièce en l’honneur d’ Abū Fāris (Abbās 1980: 104-8, en mètre ṭawīl, rime en –):

«1.- Écoutez ! L’appel a été envoyé comme une phase du Salut [hudā]
Et observez! Puisque la lumière est apparue brillante à l’Orient.
2.- C’est un secours [fatḥ] qui a dégagé son parfum et a revivifié comme
si c’etait une pluie qui tombait sur une terre après une longue sécheresse.

3.- L’aide est arrivée, venant par un chemin occulté
comme les rêves viennent de nuit surprendre une paupière à peine endormie.
4.- L’offrande du pouvoir [imāra] s’est caché ainsi pendant un moment
comme le champion qui vient secourir protège son épée dans la gaine.

5.- Et quand il la dégaine, il obtient la victoire définitive
Venant à bout du siège [ḥazam ; littér.: étranglement] quand il est le premier à l’affronter
6.- Une allégeance [baī3a] a arrangé deux bienfaits dans cette dure épreuve :
elle réunit un empire [imra] plus élévé et une fidélité [cahd] nouvelle.

7.- Le [premier] présente aux yeux des guetteurs un soleil lumineux
et la [deuxième] protège les réfugiés avec une ombre étendue ;
8.- le [premier] est une forteresse éloignée et bien protegée pour qui se replie
et la [deuxième] est un verger proche avec sa récolte pour le mendiant.

9.- Ce sont bien deux pleines lunes qui sont montées, [avec] la bonne chance et la grandeur,
et ce sont bien deux mers qui se sont mélangées, [avec] le courage et la générosité.
10.- Ô gens de Séville [Ḥims, c.-à.-d. Emèse], réveillez-vous de votre longue attente
puisqu’un mandat [amr] est arrivé et la faveur ne vous abandonnera plus».

Si Ibn Sahl avait vécu après la chute et la capitulation de Séville, ce que d’aucuns ont consigné, poussant sa vie jusqu’à l’an 649 (= 1251) et même 659 (= 1261), à cause peut-être d’une altération textuelle de la date de son décès dans une copie du Tuḥfat al-qādim, oeuvre du poète, «anthologue» et historien Ibn al-Abbār (Valence 595 = 1198-9, Tunis 658 = 1260), reprise ensuite par le poligraphe Ibn Šākir al-Kutubī, ou d’une autre source non identifiée reproduite par Ibn Taġrī Birdī, al-Ṣafadī, Ibn al-Imād et autres auteurs postérieurs et comtemporains (López y López 2007: 112), notre poète aurait certainement élaboré des compositions mentionnant et pleurant la perte de Séville, mais cet événement n’apparaît pas dans ses poèmes. Il n’y a aucune élégie dans son dīwān ayant pour motif explicite le riṯā’ al-mudun (élégie des villes), comme celles très appréciées de Ṣāliḥ ibn Yazīd, dit Abū l-Baqā’ al-Rundī (601 = 1204, 684 = 1285-6), sa qaṣīda nūnīya, et Ḥāzim al-Qarṭağānī (609 = 1212, 684 = 1285), sa qaṣīda maqṣūra, dédiée au Hafside Abd Allāh al-Mustanṣir (g. 647/1249 – 675/1277, calife dès 1258), ou encore semblable aux pièces comme la qaṣīda sīnīya sur la ville de Valence d’Ibn al-Abbār, récitée en 636 (= 1238) à Tunis devant le Hafside Abū Zakarīyā Yaḥyā, ou celles d’autres poètes arabes au moins depuis la Fitna de Cordoue au V/XIème s., sans nous remonter aux précédents orientaux dans la poésie abbaside, ainsi que celles de poètes juifs, à partir de leur propre point de vue, comme la pièce sur la disparition des communautés juives des villes de Sefarad d’Abraham ben Ezrāh (1092-1167), qui énumèrent toutes, avec des variations formelles et d’intention, les villes musulmanes d’al-Andalus tombées aux mains des Portugais, Castillans et Aragonais, fixant dans des descriptions et des rappels réitératifs et obsessifs la perte d’al-Andalus ou la hantise de l’expulsion des villes et, par extension, d’un paradis sur terre (Monroe 2004: 52 sqq. ; Rubiera Mata 1999: 93 ; Abu-Haidar 2001: 140 ; Homerin 2006: 76 ; de la Granja 1999: 44, 50; Vallvé 1999: 288).

Mais malgré l’absence d’une quelconque pièce d’Ibn Sahl qui mentionne explicitement la prise effective de Séville, sa poésie, de manière globale, participe pleinement de ce sentiment du riṯā’ al-mudun, inséparable des principaux motifs poétiques d’al-Andalus et de la poésie arabe classique depuis ses origines antéislamiques, notamment celui des pleurs sur les traces du campement de l’aimée (al-bukā’ 3alā al-aṭlal) (Elinson 2008: 79-84 ; Schippers 1994: 311-2). En ce sens, Ibn Sahl mentionne Séville dans un poème adressé à son aimé Mūsā, après ce qui a l’air d’être une séparation accordée entre eux, quand il s’apprête à partir, peut-être pour Ceuta ou au-delà, vers l’Orient, un poème d’adieu et de reproches déboussolés dans lequel les images agencées au long de ses quatorze vers aboutissent par l’évocation archiclassique du plateau désertique du Najd, au centre de la Péninsule d’Arabie. Voici une traduction (Abbās 1980: 152-3 ; Garulo 1996: 216-9, en mètre mutaqārib, rime en –ri):

«1.- Quand notre décision fut prise, il ne restait plus
que la [partie plus] «facile» de la flatterie éhontée de la passion.
2.- J’ai pleuré sur le fleuve et j’ai caché les larmes
mais leur couleur [rouge] les a mis en évidence.
3.- Si les [marins /cavaliers prêts au départ] avaient su ce qui m’arrivait,
ils ne m’auraient pas accepté comme compagnon pour le voyage.
4.- Mon âme souffla dans les [voiles du bateau / tentes du campement]
[mais] mes soupirs la ramenèrent vers Séville [Ḥims].
5.- Nous nous sommes arrêté au petit matin, et je dominai ma passion,
puis la tristesse fit appel à sa beauté [en ces termes]: «- Qui est mon protecteur ?
6.- Est-ce un feu qui a allumé mon cri de douleur ?
Est-ce que l’aube du matin est devenue le moment de la chaleur de midi [hağīr]?»
7.- La séparation m’a concédé la grâce de pouvoir lui dire adieu
et pourtant je confonds ceui qui porte des mauvaises nouvelles avec le bon messager.
8.- J’ai embrassé sa joue avec les larmes
comme la rose qui a été jetée dans la flaque d’eau.
9.- Je suis parvenu et j’ai donné foi auprès des poitrines
du fait [invraisemblable] des coeurs [qui] fuient loin des poitrines.
10.- Et j’ai embrassé ses pas sur [la poussière de] la terre
[car] je les ai distingué par leur parfum copieux.
11.- Est-ce [toi], Mūsā, qui qui s’est lassé du sommeil ?
Ma nuit, depuis que tu es loin, est la nuit de l’aveugle.
12.- Mon sommeil s’est exilé [taġarraba] de mes yeux,
et la chance d’un heureux moment dans mon âme est partie se coucher.
13.- La séparation n’a pas augmenté ta distance comme
le soleil brille pour celui qui va vers le Najd ou va vers al-Ġawr [de Tihāma].
14.- J’ai expulsé tout espoir en toi de mes stratagèmes
et j’ai laissé mon destin en mains d’un quelconque rebondissement des choses.»

Le rappel poétique du pays perdu restera le véhicule privilégié de l’esprit de fin d’époque arabo-andalouse des exilés au Nord de l’Afrique, mais aussi des habitants du royaume de Grenade, pendant les deux siècles et demi qui allaient suivre, trouvant son zénith losqu’il se raffina jusqu’au paroxisme de se confondre avec des illusions dans des vers d’exil à Rabat de Lisān al-Dīn Ibn al-Ḫaṭīb (Loja 713 =1313, Fès 776 =1374), poète par antonomase de l’époque de splendeur Nasride, écrits plus d’un siècle avant la chute de Grenade, que voici (Nafḥ al-ṭīb(2), vol. IX, p. 247, maṭla3 de muwaššaḥa):

«Que la pluie te soit bénéfique, lorsqu’elle tombe abondamment,
Ô temps de l’union [waṣl] dans l’al-Andalus !
La rencontre [waṣl] avec toi, n’avait lieu qu’en rêvant
durant le sommeil, ou ce fut l’illusion qui joue des tours.»

Un pays comme al-Andalus n’existait pas s’il n’existait pas d’abord dans les rêves, les émotions et les passions de ses habitants, de ses artistes et de ses élites. Il n’était point du ressort des poètes de s’en détacher, et tout au plus ils pouvaient l’intérioriser dans une passion aux racines plus personnelles ou particulières, mais toujours pour une réception collective et inclusive. Dans cet attachement au pays, à sa ville et ses gens, se dévoile une «topologie de la nostalgie» (Stetkevych 1993: 114 sqq.) dont participe la poésie d’Ibn Sahl, une esthétique de la perdition qui explique le cheminement de son parcours dans ses identités niées jusqu’à un exil sans fin. Cet exil est en fait un retour impossible à ses propres origines, et la poésie de l’exilé, de l’amant, du Juif, du Musulman, demeure son témoignage de la crise d’un monde qui accompagne ses peines formellement amoureuses.

Le problème que la plupart des biographes soulèvent au moment de traiter le cas d’Ibn Sahl est la sincérité de sa conversion à l’islam à partir d’une identité juive d’origine. «La question de l’apostasie d’Ibn Sahl», écrit le professeur Yosef Tobi (2004 : 365), «a tracassé ses contemporains et continue d’intriguer ceux qui ont écrit à son sujet depuis lors». Il est symptomatique qu’un clivage identitaire obsessif soit projeté sur une époque où le collapsus du pouvoir almohade permettait progressivement le retour au judaïsme des convertis juifs, forcés en 1146, 1147 à Séville, à abandonner leur foi et épouser l’islam par les Almohades sous l’ordre du calife Abd al-Mu’min, sans souffrir cette fois l’accusation et la peine d’apostasie. Sous pression des Almohades, les Juifs enseignaient le Coran à ses jeunes et priaient selon les règles musulmanes, mais cette situation avait commencé à s’inverser (García-Arenal 1997: 235 ; Roth 1994: 118). Ce problème est en partie évident dans son sobriquet «al-Isrā’īlī«, qui voudrait indiquer qu’il est né dans une famille juive et se serait converti postérieurement à l’islam (Schippers 2001: 119, 121-2). Le problème de son identité controversée s’accentue si l’on accepte qu’il était un des dirigeants de la communauté juive de Séville (Lebrecht 1841: 137) et qu’il est auteur d’au moins un poème en hébreu «découvert» et présenté récemment par M. Tobi dans son oeuvre Proximity and Distance: Medieval Hebrew and Arabic Poetry, traduite de l’hébreu en anglais par Murray Rosovsky, concrètement dans son annexe «Appendix Three: A Poem by the Jewish Apostate to Islam Abraham b. Sahl?» (2004: 364 sqq.; cf. Roth 1994: 201). Il s’agit d’une composition strophique, partiellement publiée déjà en 1545 à Constantinople dans une anthologie de Baqqashot, les hymnes de supplication prévus pour être chantés la nuit en choeur, et reproduite dans son intégralité dans un manuscrit yéménite du XVIIIème s. qui lui a permis de l’attribuer à notre poète (Tobi 2004: 366 ; cf. Shiloah 1995: 149-54). Son contenu est jugé habituel pour ce registre de supplication, puisque le poète pleure «les tribulations de l’Exil, demande à Dieu la rédemption pour son peuple et de les ramener à leur terre» (Tobi 2004: 367). Il nous en faut retenir, toujours de l’avis de M. Tobi, un passage de deux lignes particulièrement intéressant pour notre sujet, dont je cite la traduction anglaise:

«Out of the enormity of our sorrows we despaired of salvation
We forsook our faith, our life became a horror
»

«Au-delà de l’énormité de nos peines, nous perdîmes l’espoir du Salut
Nous rejetâmes notre foi, notre vie devint une horreur»

Outre le fait d’énoncer une attitude extrême de douleur, puisque les poètes hébreux confessent des péchés graves, mais jamais jusqu’à affirmer avoir renié la foi (Tobi 2004: 367), ce poème strophique nous démontre que quand Ibn Sahl le composa, il était destiné forcément à une communauté juive de Séville dont les historiens ont longuement peiné à trouver des traces pour cette époque, pouvant à peine déduire des sources chrétiennes postérieures, principalement le Repartimiento de Séville, l’existence d’un cimetière juif, de certains commerces, mais nullement de synagogues, puisque si deux mosquées furent offertes à la communauté juive pour être sacralisées comme synagogues, il faudrait donc penser que celle-là n’en avait pas conservée d’autres d’avant la conquête (Ray 2006: 25). Les interprétations des quelques indices de cette communauté ont varié énormément, au point que certains historiens mettaient en doute la survie d’une telle communauté durant la période inmédiate avant la conquête chrétienne, tandis que d’autres reproduisent sans preuves à l’appui, dans une narration où s’entrecroise l’oralité et l’histoire, l’offre à Ferdinand III par les dirigeants de la communauté juive de Séville des clés de la ville, ornées d’inscriptions hébraïques (Fromm 2005: 146), cérémonie qualifiée de «croyance tardive» en 1951 par Julio González (1998: 361), qui trouvait «illogique de penser que la capitale des Almohades en Espagne désobéît l’ordre [d’expulsion] en conservant une communauté de Juifs». Désormais, ce point de vue me semble trop conservateur, et il me semble que le poème baqqashah en hébreu d’Ibn Sahl le confirme suffisament. En revanche, il n’est pas réellement pertinent d’essayer de démontrer la sincérité de la conversion de notre poète à l’islam avec l’argument que cette décision n’impliquait aucun type de bénéfices matériels (Mones 1978: 949, repris par Garulo 1996: 8, et Sobh 2002: 1248), premièrement, parce que dans ce contexte précis devenir musulman ne pouvait inspirer que de la sympathie et du soutien, et deuxièment, parce que rester Juif n’impliquait pas non plus un bénéfice ou un profit de cette nature-là, tenant compte du contexte de la crise morale, de l’agitation messianique et de l’instabilité politique des villes andalouses. Il me paraît évident qu’une conversion à l’islam lui ouvrait plus de portes à cette époque auprès de l’élite arabo-andalouse des deux rives du détroit, sans que ce soit forcément la cause principale de son hypothétique conversion.

Si l’on le dessine à partir de ce que les biographies arabes d’Ibn Sahl veulent nous éclairer, le problème de conversion ou fausse conversion peut être perçu comme une dispute d’arguments (munāẓara), phénomène de compétence, d’abord, mais bien entendu aussi de performance publique, développé à partir de la théologie spéculative et rationnelle (p. ex. les philosophes mutazilites de Bassora et Bagdad), et introduit par la suite dans des scènes littéraires portant sur tout genre de thèmes, du type de celles courantes dans la littérature ou l’art de la controverse (adab al-ğadal) et la poésie d’époque abbaside (cf. McKinney 2004: 66 sqq.). Or la dispute relève, dans le cas d’Ibn Sahl, d’un enjeu ludique basé sur la complicité et l’intimité des inévitables échanges culturels entre communautés confessionnelles juive et musulmane dans l’al-Andalus. Ibn Sahl semble être non seulement un poète d’origine juive converti à l’islam, mais aussi et surtout un poète Juif et Arabe et Musulman et libre-penseur. Ces identités qui se devaient d’être incompatibles pour ses biographes, nous sont en réalité nécessaires pour décrire le «je» poétique et biographique, sans que l’on puisse facilement proposer leur succession ou abrogation mutuelle. On touche là sans doute au noeud gordien de la stimulation lyrique de notre poète. Ce ne serait pas précis d’affirmer ou laisser entendre que la poésie d’Ibn Sahl soit l’exposition d’un motif littéraire d’un «homme multidimensionnel», par ailleurs peu concevable pour cette époque sans pécher d’anachronisme, hormis le cas exceptionnel dans le soufisme andalusī du grand maître Muḥyī l-Dīn Ibn Arabī (Murcie, 560 = 1165, Damas, 638 = 1240), précurseur des éclectismes soufis orientaux, qui explore les manifestations multiples de l’être à travers le principe de l’unité de l’existence (waḥdat al-wuğūd) (cf. Ernst 1985: 22) et écrit ses fameux vers que je citerai par la traduction de Ignaz Goldziher ( in Zafrani 2002: 159, voir Menocal 1994: 68-71, 77, en mètre ṭawīl, rime en –ānī):

«Il fut un temps où je blâmais mon prochain si sa religion n’était pas proche de la mienne ;
Mais maintenant mon coeur accueille toute forme : c’est une prairie pour les gazelles, un cloître pour les moines,
Un temple pour les idoles, et une Kaaba pour le pèlerin, les tables de la Thorah et le livre saint du Qorān.
L’amour seul est ma religion, et quelque direction que prenne sa monture, là est ma religion et ma foi.»

Et pourtant, les compositions lyriques de notre poète Ibn Sahl participent en partie de cet esprit d’amour divin et d’œcuménisme avant la lettre, et sont également marquées, très généralement, par une allusion ou une incursion dans un certain vertige du changement identitaire et de sacralisation corrélative de l’amour, dans des termes parodiques propres d’Ibn Sahl, qui s’exclame ainsi (Abbās 1980: 289, vers 3 de la muwaššaḥa 3):

«L’amour, c’est mon monde [profane] et ma religion/pacte [sacré]»

Et naturellement, ce vertige est si récurrent parce qu’il participe pleinement d’une archi-identité lyrique, la passion amoureuse, dont il se déclare être le cheikh (Qūbaa 1980: 141-2, poème 45, ou 17 in Garulo 1996: 13, 78-79, vers 14, en mètre ḫafīf, rime en –īyā):

«Je suis le cheikh de la passion et celui qui me suit
Je le conduis jusqu’à l’amour fou par un chemin aplani»

Où le mouvement du «je» entre le moi et l’autre est accompagné d’un élan de perte, d’une mutation dramatique et troublante (Abbās 1980: 289, vers 4-5, muwaššaḥa 3, Garulo 1996: 101):

«Mon coeur a perdu sa patience :
Laisse mon corps à la maladie
et mes yeux à l’insomnie!»

La raison de sa conversion que suggère Ibn Sahl lui-même est l’amour pour un jeune musulman, Muḥammad, dans un distique très connu et cité avec des légères variantes par tous ceux qui écrivent sur lui, et qui complique plus qu’il ne simplifie le problème de la sincérité de sa conversion (Abbās 1980: 116, en mètre ṭawīl, rime en –di ; je suis la lecture de Garulo 1996: 14, 81):

«J’ai oublié Mūsā pour l’amour de Muḥammad,
et sans la grâce de Dieu, je n’aurais pas été bien guidé !
Et pourtant, ce n’est pas ma haine qui nous a séparé, mais
Muḥammad a révoqué la loi de Mūsā.»

Comme écrit Norman Roth (1994: 201), «ceci peut signifier qu’il a échappé à la loi de Moïse par sa conversion à l’islam, ou qu’il l’a considéré suspendue (remplacée) par Muḥammad (le terme arabe caṭal possède cette ambigüité : manquer, suspendre)», ou révoquer, pour garder le ton parodique, et, en effet, il semble plus «indiquer une hésitation entre deux amants qu’un sentiment spirituel». C’est avec la même réserve que Salma Khadra Jayyusi (1992: 364-5, note 58) décèle dans son «inlassable» ġazal (poésie amoureuse) pour Mūsā la «suggestion que le poète ait écrit une poésie de dévotion et expiation pour le prophète juif, Moïse, que son Islam n’était probablement pas authentique», et que ce distique était «un rideau supplémentaire». Toutes les possibilités d’interprétation de ce distique demeurent donc ouvertes.

Dans la poésie hébraïque d’al-Andalus, Yosef ben ‘Abitur (Cordoue, Xème s.), Mošē ben Ezrāh (ca. 1055-1138), Yehudāh Hallēvi (ca. 1075-1141) et probablement d’autres poètes mentionnent Moïse pour sa puissance d’évocation comme prophète du Peuple Élu et comme symbole de fierté face aux non juifs, mais toutefois il ne porte jamais une connotation profane dans un poème sensuel ou érotique (Sáenz-Badillos et Targarona Borrás 1990: 43 ; Sadan 2002: 130). De même, quand l’histoire de Moïse est aussi évoquée par le poète arabe de Saragosse de la deuxième moitié du V/XIème s. Yaḥyā al-Ğazzār (Garulo 1996: 17), elle a peut-être déjà une dénotation profane, mais en tout cas elle n’est pas un leit-motiv de sa poésie, puisque Moïse n’apparaît pas dans les quelques pièces de ce poète conservées par Ibn Bassām (m. 542 = 1147) dans sa fameuse al-Ḏaḫīra (vol. III, p. 905-907). En revanche, les discussions entre Juifs et Musulmans, sur un ton plus ou moins ouvert de polémique, autour de la prophétie et sa centralité dans l’islam, pouvaient faciliter une certaine disposition à établir une analogie topique de la figure de Moïse comme l’équivalent pour le judaïsme de Muḥammad dans l’islam, au demeurant aussi fausse ou peu rigoureuse que l’ascendance de Moïse attribuée aux Juifs d’al-Andalus, soutenue par des auteurs musulmans, toujours par analogie avec les descendants de Muḥammad (cf. Roth 1994: 226 ; Wasserstein 1997: 193). Mention à part mérite une référence circonstancielle à Moïse par le poète Ibn Ḥamdīs (Sicile, 447 = 1055-6, Bougie 527 = 1133) dans un contexte différent mais qui s’approche déjà du ton parodique d’Ibn Sahl, puisqu’il s’agit de glorifier le palais al-Mubarak de son protecteur, le roi poète de Séville al-Mutamid, où, usant de l’hyperbole, même Moïse, si ses pieds marchaient sur son parterre, enleverait ses chaussures (Nafḥ al-ṭīb(2), vol. II, p. 35, vers 2, en mètre ṭawīl, rime en – ; Sadan 2002: 130; Gómez García 2004: 269 ; Robinson 2002: 63 ; cf. Monroe 2004: 26).

Le fait de citer profusément Moïse (Mūsā), et, d’ailleurs aussi, mais en moindre mesure, Muḥammad, dans ce registre sensuel ou homoérotique, est une particularité apparemment exclusive d’Ibn Sahl. Ses compositions dédiées à Mūsā, les «mūsāwīyāt» (Schippers 2001: 120-2 ; López y López 2007: 107-8, 114), qui conforment un tiers du total de sa poésie (46 poèmes et 9 muwaššaḥāt sur 161 et 37 du total, suivant López y López 2007: 113), écrites à Seville et probablement retravaillées à Ceuta, sont également un vecteur d’une élégie, non pas cette fois à la ville de Séville, mais, proposons nous, à la communauté juive qu’y résidait et dont il décida ou fut obligé de se séparer dès lors qu’il s’exila à Ceuta, et à la personne qu’il aima le plus de cette communauté. Ibn Sahl est surtout loué pour sa poésie amoureuse au ton parfois élégiaque de ces «mūsāwīyāt«, qui, comme c’est précisé, s’adressent à son aimé «qui était Juif et s’appelait Mūsā». De plus, ce prénom apparaît généralement dans les poèmes amoureux. C’est une forme de signature, le senhal ou nom codé des poètes troubadours de Provence, sans toutefois son caractère secret – rappelons que seuls l’amant et la dame, par pudeur et discrétion, savent à qui le senhal fait allusion dans la poésie provençale (Casas Rigall 1995: 34 ; Gaunt 2006: 76), puisque nous savons que Mūsā était un vrai prénom d’un Juif, de métier perfumiste si l’on suit l’information de Muḥammad Qūbaa (1985: 29) qui déduit cette donnée probablement d’un vers (l. 23) d’une muwaššaḥa (n. 22 in Abbās 1980: 340-41), adressée indirectement à Mūsā:

«Demande au vendeur le parfum dans son magasin:
– Il y a-t-il un autre parfum que toi?»

Nous connaissons le nom complet de ce jeune, Abū Imrān Mūsā Ibn Abd al-Ṣamad, grâce à la référence d’un autre poète sévillan, Abū l-Abbās Aḥmad al-Maqrīnī, connu comme al-Kassād, qui lui dédie cet épigramme, ou plutôt épitaphe (en mètre ramal, rime en –di):

«Le héraut des décès cria avec une tristesse sans limites
quand il annonça la mort de Mūsā Ibn ‘Abd al-Ṣamad
Hélas, qu’ont-ils fait? Qu’est-ce qu’il leur a pris? Pourvu qu’ils eussent enterré
dans mon coeur un morceau de mes douleurs [littér. mon foie].»

Cette lamentation funèbre nous a été transmise par al-Maqqarī dans le Nafḥ al-ṭīb(1) (vol. IV, p. 129-30), qui précise qu’il s’agit de la même personne que chantait Ibn Sahl (Garulo 1996: 14-5 ; López y López 2007: 107 sqq.). Cette inclusion d’un nom complet semble être une pratique plus proche d’une référence à un personnage important que relever d’un type de senhal. Mais l’énonciation du senhal par Ibrāhīm Ibn Sahl conserve toute sa potentialité d’exercice de transgression, car c’est finalement en tant que Juif, puis Musulman/apostat qu’il aime le jeune juif (cf. Brann 2002: 96), et, de même que pour les troubadours, l’allusion produit son effet de (dé-)voilement du secret pour le plaisir de l’audience, en épuisant cette fois, dans le contexte islamique, ses connotations religieuses et surtout coraniques jusqu’à atteindre le ton humoristique (Burgwinkle 1997: 168 ; Schippers 2001: 119-136), pour s’avancer dans la confusion des contraires ou coincidentia oppositorum, une dynamique amphibologique et courtoise, du caché et du montré, comme par exemple dans le vers suivant (Abbās 1980: 102, poème 24, vers 5, en mètre ṭawīl, rime en –di ; Wormhoudt 1995: 216):

«Je [t’]ai occulté, Mūsā, [dans] le coeur [intérieur] du coeur, malgré la tristesse
Mais tu as poussé à l’effusion [de larmes] la paupière de l’insomniaque.»

Le senhal, ou plutôt faux senhal, puisqu’il s’agit souvent dans la poésie arabe du vrai nom de l’aimé(-e) et non d’un pseudonyme (cf. Abu-Haidar 2001: 22), n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser, une pratique très répandue ni spécialement intense dans la poésie arabo-andalouse. Quand Louis Aragon fait chanter le nom d’Elsa à son Fou d’Elsa, Djâmî, vieux poète de Grenade des dernières années avant sa chute (p. ex. «Va dire ô mon gazel à ceux du jour futur / Qu’ici le nom d’Elsa seul est ma signature au fond de la nuit«, Le Fou d’Elsa, p. 80), il reprend en fait la tradition turque et persane du conte de Medjnoûn et Laylâ, où les poètes rendaient un culte au nom de l’aimée en directe continuité avec la poésie révérencielle des Udrites, de la seconde moitié du I/VIIème s. et première du II/VIIIème s., connus toujours par le nom de leur amour : Mağnūn Laylā, Kuṯayyir Azza ou Ğamīl Buṯayna (cf. Miquel 2003: 53, 246; Cachia 2002: 24). C’est réellement par ce long détour asiatique qu’Aragon reprend le souffle des amants du nom, plutôt qu’en puisant dans une tradition andalouse, malgré l’emphase projetée sur le couple d’Ibn Zaydūn (Cordoue, 394 = 1003, Séville, 463 = 1070) et Wallāda (Cordoue, fin du IV/Xème s., m. 484 = 1091) par une partie de la critique contemporaine (cf. Abu-Rub 1990: 93, 105-6 sqq. ; Sobh 2005: 42-7). «Il faut rappeler», écrit encore à ce propos Salma Khadra Jayyusi (1992: 352), «que la vie d’Ibn Zaydūn, comme celle de beaucoup d’autres poètes arabo-andalous, était dominée par le désir de pouvoir, ou par une recherche permanente de la viabilité financière. Ainsi, malgré les affaires amoureuses qui furent recueillies en connection avec quelques poètes arabo-andalous, al-Andalus ne produisit jamais aucun grand poète de l’amour pareil aux nombreux et importants poètes de l’amour Omeyyades, ou à al-Abbās b. al-Aḥnāf, l’Abbaside». Malgré le degré de provocation de cette exposition de Mme Khadra Jayyusi, qui semble tout de même un peu trop catégorique, elle démontre parfaitement l’intérêt du couple d’ «Ibrāhīm et Mūsā» comme preuve, à nouveau, d’une réorientalisation sophistiquée de la culture andalouse, simultanée au déclin almohade, visible dans ce retour aux conventions et formules «nominales» des Udrites, profondément intégrées et retravaillées par exemple dans le grand classique oriental, le Kitāb al-Āġānī d’Abū l-Farağ al-Iṣfahānī (Isfahan, 284 = 897, Bagdad 356 = 967), qui est l’anthologie la plus importante de la période abbaside, et qui reprend toute la meilleure production de «chansons» depuis la poésie antéislamique et les Omeyyades, puis du premier siècle abbaside (750-850), l’Âge d’Or de la musique arabe, sous forme d’anecdotes. Dans celles-ci se mêlaient autant les hommes de toutes les conditions (princes, poètes, compagnons de soirée, parasites, musiciens, etc.), que les femmes, les nobles dames du Hejaz, et aussi les chanteuses (esclaves, d’un point de vue technique), faisant fonctionner l’ensemble comme un agencement de haute distraction et d’éducation pour l’élite arabe et sa clientèle composite (Kilpatrick 2003: 132 sqq. ; DeYoung 2000: 48). Ibn Sahl n’avait pas à réinventer des codes d’amour, il lui suffisait simplement d’appliquer les plus éprouvés en Orient dans sa situation personnelle. Ainsi donc, son senhal semble être non seulement la marque de son judaïsme et l’élément qui cohésionne une bonne partie de sa production lyrique, mais aussi, comme le souligne à juste titre Vicente Cantarino (2000: 267), le nom d’un homme aimé avec des références à des attraits physiques et des gestes de tempérament normalement attribués aux femmes, exposant une sensualité féminine de l’aimé masculin, croisée avec une énonciation éffeminée du poète en tant que performer (cf. Schippers 1994: 317), même dans des images abstraites et des clichés maniérés, comme par exemple quand il compare une joue rouge à une rose dans le vers suivant (Abbās 1980: 163, poème 54, vers 3, en mètre kāmil, rime en –):

«Se fait-il que la fleur de lis caresse les roses [comme]
[la blancheur de] ses dents embrasse une joue [de couleur] rouge.»

C’est clairement une sophistication tardive, une recherche rhétorique de contrastes plus poussés (cf. Monroe 2004: 55-6), ou une inversion de rôles déjà inversés, ou inversion de second degré, motivée par d’autres facteurs homosociaux, courtois et amphibologiques, en somme queertois, proposons-nous, d’une convention littéraire dans la poésie lyrique arabo-andalouse qui «pousserait le poète masculin à adopter la voix féminine même dans ses références à un homme, comme si elles provenaient d’une femme», dans ce que M. Cantarino propose d’appeler un «gender-genre«, une voix de genre féminin dans un registre lyrique particulier, soumise et établie en fonction des clichés déterminés par le genre physique de l’object «aimé» masculin (ou inversement) : «the physical gender of the object would be the determinant factor of the poetic gender that the author, the performer and the persona adopt» (Cantarino 2000: 268). De ce fait, Ibn Sahl peut adopter la voix masculine et hétérosociale des Udrites, en l’actualisant, revivifiée dans son propre registre courtois détourné en queertoisie, par des symptômes topiques parfaitement conventionnels mais addressés cette fois à un homme, énumérés par exemple dans ces deux vers (Abbās 1980: 76, poème 5, vers 16-7, en mètre basīṭ, rime en – ; Garulo 1996: 39):

«Que penses-tu d’un amant qui ne t’a commémoré que pour que,
[à chaque fois], il pleurât, il se plaignît, tu lui manquasses ou il s’en émût.
Il voyait ton image dans l’eau limpide, quand
il désirait boire : alors, il en était satisfait [par le souvenir] sans avoir bu.»

La meilleure source d’informations sur la vie à Séville d’Ibn Sahl est constituée par les souvenirs de jeunesse d’Abū l-Ḥasan Alī Ibn Saīd al-Ansī (Grenade, 610 = 1214, Tunis, 685 = 1286-7), connu comme Ibn Saīd al-Maġribī, le grand géographe et historien, auteur de l’anthologie biographique de poètes arabes d’al-Andalus et du Maroc almohade al-Muġrib fī ḥulā al-Maġrib, «L’extraordinaire à propos des bijoux de l’Occident» (Cano et Tawfik 2007: 149), qui fréquenta intimement Ibn Sahl à Séville. Alī était le dernier maillon de la grande famille des Banū Saīd al-Ansī, originaire d’Alcalá, place forte près de Grenade, riche en histoire et en poètes depuis plusieurs générations, dont les trois qui contribuèrent dans la rédaction du Muġrib avant lui. Il avait suivi son père, Mūsā Ibn Saīd al-Ansī (Alcalá ou Grenade, 573 = 1177, Alexandrie, 640 =1243), politicien et lettré d’une formidable culture, quand celui-ci avait quitté Grenade pour Marrakech, puis pour la capitale de l’al-Andalus almohade, ou peut-être le père l’avait envoyé à Séville avant lui, afin qu’il reçoive au plus tôt une bonne éducation (Cano et Tawfik 2007: 140). Le fait semble être en tout cas qu’Abū l-Ḥasan Alī Ibn Saīd et notre poète se sont connus de la façon la plus naturelle, puisqu’ils étudiaient ensemble, deux adolescents, auprès des meilleurs professeurs de lexicographie et des plus reconnus maîtres de grammaire de la ville. Ce fut une époque dorée de formation et de découverte des émotions, dont il évoqua les touchants moments d’amitié dans les passages conservés surtout dans son oeuvre [Iḫtiṣār] al-Qidḥ al-mu3allā, «[Résumé de] La meilleure main», qui, suivant l’exemple et le style d’Ibn Ḫāqān (m. 529 = 1134) dans ses Qalā’id al-3iqyān fī maḥāsin al-a3yān, «Colliers d’or et bontés des personnages illustres», trace un portrait de ses amis lettrés en puisant dans les anecdotes et les scènes littéraires (Saleh Alkhalifa 2004: 625-6 ; Cano et Tawfik 2007: 159).

Comme toute époque dorée, elle acquiert rapidement les conditions d’un récit initiatique. Lui et son ami Ibn Sahl, alors un jeune Ibrāhīm qui démontrait une précocité et un talent poétiques indéniables, formaient une paire qui combinait le génie et la jeunesse à part égales, et si l’un était de bonne famille, haut placée, et d’un noble lignage arabe, tandis que l’autre, étant Juif, ne pouvait guère se situer à son niveau social, ni l’un ni l’autre ne devaient manquer de ressources propres à eux-mêmes pour leurs passions communes : les promenades, la poésie, l’humour, les débuts dans le jeu des mots doux, de l’amour, qui n’est pas dissocié de l’amitié, et du vin. Or ce dernier élément, le vin, interdit dans la Sunna islamique mais très présent dans la poésie arabe et hébraïque d’al-Andalus comme un péché délicieux ou une médecine de l’âme (cf. Schippers 1994: 139, 317), semble dans la plume de Abū l-Ḥasan Alī Ibn Saīd avoir surtout pour fonction principale de signaler sans ambigüité à ses lecteurs la corruption du temps présent (fasād al-zamān), qui s’appropie de ces situations de volupté et de jeunesse, de sorte qu’il nous faudrait parler d’un faux Âge d’Or, un Âge d’Or de deuxième classe, dépourvu de la vertu qui en constitue le principal motif dans la vision rétrospective islamique sur l’Âge d’Or par antonomase, le temps du prophète Muḥammad (cf. Rosenthal 1983: 18-9). De plus, la poésie est l’espace où le faux a sa place, et les passions leur voix autorisée comme nulle part ailleurs dans la littérature ou la culture d’al-Andalus et du monde arabe médiéval, en raison notamment de l’expérience de défi face aux poètes du prophète Muḥammad (p. ex. dans le Coran, la sourate XXVI «Les Poètes», versets 224-6: «Ce sont les poètes, que les hommes égarés suivent à leur tour. / Ne vois-tu pas qu’ils suivent toutes les routes comme des insensés ? / Qu’ils disent ce qu’ils ne font pas ?», trad. Kasimirski 1970: 293 ; cf. Cantarino 1975: 27 sqq. ; van Gelder 1988: 21). Les deux amis vivent donc quelque chose qui ressemble plus à un âge de la passion et de l’illusion, marquée par l’instabilité et la corruption, sans être toutefois vraiment blâmable, puisqu’ils sont jeunes et ont un vrai talent pour improviser des petits impromptus, comme nous le prouvent les brefs récits des anecdotes que choisit d’inmortaliser Alī Ibn Saīd.

Une de ces situations de passion se produit un jour lorsqu’ils se croisèrent avec Mūsā dans la rue quand il sortait des bains publiques (ḥammām), et comme celui-ci ne voulut même se retourner à l’appel d’Ibn Sahl, notre poète improvisa les vers suivants (Abbās 1980: 76, poème 18, en mètre sarī3, rime en -it ; Garulo 1996: 12 ; López y López 2007: 108):

«1.- Combien de fois j’ai dit à l’aimé : «- va en paix !»
et il m’a dit fièrement : «- va toi te coucher !»
2.- J’ai continué derrière lui à le suivre, posant des baisers
sur ses traces, docilement, mais il ne se retourna pas.
3.- C’est pourquoi, tous ceux qui critiquent cet amour
quand ils voient ma patience [ṣabr], ils s’étourdissent.»

Il se peut bien que la meilleure définition de la poésie d’exil d’Ibn Sahl soit le reflet recherché sans cesse de ce ton hautain et ce mépris amusé de Mūsā, un garçon et déjà un pastiche de prophète, la fierté en plus. Dans son exil spirituel, Ibn Sahl fait surtout du surplace, refusant de franchir toute limite d’une identité à une autre qui l’obligerait à choisir entre ce passé-là et le présent. Et c’est peut-être là, dans ce refus, que réside en partie le mystère et le charme de son témoignage, de sa poésie, et de son parcours à rebours. La fin de son amour pour Mūsā affirme paradoxalement ses multiples identités: faux musulman, Juif clandestin, hétérodoxe, mécréant, et, en dernière instance, amoureux et humilié. Les qualificatifs deviennent forcément réprobateurs. Il est même accusé d’avoir contribué à la chute de Séville avec ses parodies des récits du Coran, notamment par le faqih d’origine sévillane et établi à Tunis Abū Alī Ibn Ḫalīl al-Sakūnī (m. 717 = 1317-8), qui reprenait probablement un verdict de ses aînés, tous juristes et lettrés de Séville (Roth 1994: 175 ; López y López 2007: 107 ; Rodríguez Figueroa 2004: 603). Ces parodies du texte coranique n’étaient pas forcément une provocation réflechie, puisqu’il n’est pas à exclure qu’elles ne fussent qu’un transfert dans la poésie arabe d’un usage normal des poètes en hébreu (Scheindlin 1998: 367), une pratique inconsciente, ou simplement assez naturelle et stimulante pour qu’Ibn Sahl ne la réprimât lors de la mise en marche des procédés instinctifs de composition poétique. Il n’éprouvait aucun malaise à citer le Coran, tant que ça aidait pour aimer mieux. On peut même y déceler une forme de reconnaissance par Ibn Sahl de l’intégrité du bagage littéraire arabo-islamique, une insistance à y inclure si non l’ensemble de son esthétique, au moins ses versions les plus sophistiquées, et donc aussi des lectures différentes et secondaires du Coran, dans un dessein d’affirmation élégante de l’incomparable qualité littéraire du texte de la Révélation. Il s’agit d’une démarche presque inavouable, de nature double, hétérodoxe et anthologique, propre de son époque contradictoire de crise religieuse, économique et politique, une crise qui réveille auprès de l’élite des réflexes d’autoanalyse, de protection, et aussi de conservation des subtilités et spécificités de l’héritage ambigu arabo-andalou (cf. Homerin 2006: 74). Au même temps, son génie lyrique est unanimement salué par ses biographes postérieurs. Seul Ibn Ḫaldūn, dans sa Muqaddima, dont la première rédaction date de 780 (= 1378) (Manzano Rodríguez 2004: 584), cite sévèrement son nom pour sa poésie, qui serait facile et peu exigeante, comme toute celle des auteurs tardifs, «muta’aḫḫirūn» , et donc une lecture peu recommandable pour améliorer la capacité et la qualité de la mémorisation qui, à son tour, fournit une opinion solide quand il est question de littérature (Rosenthal 1967: 392-3 ; Muqaddima, p. 578). Car en réalité, même si c’est sur un ton de mépris, l’exemple d’Ibn Sahl pour Ibn Ḫaldūn nous confesse, comme dans un aveu paternel ou à bon entendeur, qu’il s’agit surtout d’un poète reconnu pour sa poésie et non d’un triste démodé. C’est dire combien le succès de la poésie d’Ibn Sahl semble dépasser la contingence du débat fixé, par un souci apologétique, sur son adscription identitaire définitive, traitée par ses biographes avec des scrupules et des preuves qui s’étiolent toujours dans une impasse ou une mise en abîme.

Le personnage d’Ibn Sahl dépasse donc sa manifestation comme une des modalités ou topoï du discours antijuif ou judéophobe durant l’islam médiéval en al-Andalus, activé par certains biographes ou historiens pour décrire à chaque fois une situation où la présence de Juifs dans les sphères du pouvoir politique canalise dans un récit de la frustration la perception du danger pour l’islam en tant que religion, un royaume (p. ex. le Ziride de Grenade au V/XIème s.), ou la société de façon plus abstraite (cf. Brann 2002: 117), et dépasse aussi, bien entendu, le cadre général négatif des périodes antérieures, de persécutions et d’hostilités, notamment des Almoravides et des Almohades, des massacres, spécialement à Grenade en 459 (= 1066) et durant le califat de Abd al-Mu’min, des discriminations ponctuelles et conversions forcées en masse, des exils en Egypte et Palestine et dans le Nord chrétien, à Tolède, Saragosse, et même jusqu’en Provence, du statut légal inférieur et, en somme, de la condition adverse des Juifs en terre d’islam (cf. Bernard Lewis, discuté par Aberbach 2007: 40-41 ; Roth 1994: 107 sqq. ; Schippers 1994: 70). Il ne s’agit pas pour Ibn Sahl d’un processus d’acculturation d’un Juif qui, suite à la politique almohade de désintégration culturelle des minorités religieuses, «oublie» le judaïsme et l’hébreu pour exceller dans la poésie arabe, une assimilation parallèle à sa conversion à l’islam (Drory 2000: 173-4, note 18 ; López y López 2007: 106), mais d’un poète qui, indépendamment de sa foi mais non de son origine et éducation juives, maîtrise parfaitement la composition poétique en hébreu et en arabe, suivant en réalité le modèle de tous les grands poètes juifs d’al-Andalus durant les trois siècles précédents, mais démontrant davantage une attitude plus courageuse, hétérodoxe, intéressée et créative pour cette double culture, au point que seule sa poésie arabe lui donna toute sa notoriété, contrairement à la plupart des poètes juifs d’al-Andalus, pour qui leur propre production arabe et celle arabe de leurs coreligionnaires demeura toujours, dans une échelle de valeurs à géométrie variable, secondaire et subalterne à l’hébraïque, malgré leur caractère indissociable et la dépendance de l’arabe lors des premières formulations des genres, thèmes et moules linguistiques. La poésie en arabe des Juifs trouve ainsi en Ibn Sahl, comme en Yehudāh al-Ḥarīzī, qui émigre en Orient et meurt à Alep en 1225 (Sadan 2002: 107-8), et avec lequel il partage la même désinvolture dans les milieux musulmans, une petite suite non négligeable à sa «cessation abrupte» du XIIème s., lorsque la plupart des intellectuels juifs désormais en territoires majoritairement chrétiens abandonnèrent progressivement l’écriture en arabe pour se concentrer davantage dans la création en hébreu ou la traduction vers cette langue ou le latin (Scheindlin 1992: 197-8).

Écrit et mis en ligne par Juan Asís Palao Gómez – Abdullah Abenyusuf. Prière de citer l’auteur pour toute reproduction partielle et citation, et d’avertissement dans ce blog pour toute reproduction intégrale.

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